[FR] Article – Les ailes brûlées d’Icare : l’aéronautique face à la crise sanitaire (Alternatives Economiques) – Ch. Bénaroya & V. Dos Santos Paulino – Feb. 10, 2021

Source: Alternatives Economiques & Réseau de recherche sur l’innovation (RRI)

En seulement quelques mois, le secteur aéronautique, considéré il y a peu encore comme l’un des plus vigoureux et prometteurs avec ses solides carnets de commandes et des perspectives de croissance continue de trafic aérien, est devenu soudain l’un des plus impactés par la crise sanitaire. Le choc est violent : 95% de baisse du trafic mondial en avril 2020, un tiers des 23 000 appareils de la flotte mondiale durablement au sol et 50% des commandes annulées, générant des milliers de licenciements à l’échelle mondiale (400 000 personnes dans les compagnies aériennes aux seuls Etats-Unis). Cette crise, impossible à anticiper dans son ampleur et inédite à bien des égards, a cependant révélé, d’une part, un certain nombre de déficiences et, d’autre part, des défis à relever pour assurer l’avenir d’un secteur stratégique et critique pour les économies nationales.

Un écosystème diversement impacté

Les constructeurs (Airbus, Boeing, Comac, Rostec…) sont au cœur d’un écosystème aéronautique complexe et très étendu (Malaval & Bénaroya, 2013). Le quasi-arrêt du trafic aérien impacte l’ensemble des parties prenantes de manière asynchrone : les premiers et les plus durement et durablement impactés sont les aéroports et les compagnies aériennes (respectivement 115 et 370 milliards de dollars de pertes de chiffre d’affaires en 2020). Viennent ensuite les activités de services associées (13 milliards de dollars) et les opérateurs de maintenance (MRO) (32 milliards de dollars). Un retour à une activité « normale » n’est pas envisagé avant 2023-2024 (avec des hypothèses optimistes quant aux vaccinations).

Toutefois, en dépit des annulations de commandes d’avions, les ordres passés demeurent en grande partie honorés et permettent une certaine continuité des activités de production côté industriel, chez les constructeurs et une partie des sous-traitants. Avec le soutien de sa chaine de fournisseurs, Airbus a ainsi pu livrer 566 appareils en 2020 (-34% par rapport à 2019). Le cas de Boeing (157 appareils livrés, -59%) diffère toutefois ayant été affecté, avant même la survenue de la crise, par les difficultés liées à son programme 737MAX et plus marginalement à son 787. En revanche les constructeurs chinois et russes en plein essor n’ont en rien modifié le lancement de leurs nouveaux programmes (dont le CR929 réalisé en commun). Bien que ces programmes visent à une plus grande sinisation et russification des industries, ils offrent des débouchés aux fournisseurs de rang 1 d’Airbus et Boeing (motorisation, systèmes…). Reste que la plupart des fournisseurs de rang 2, rang 3 et ultérieur sont frappés très durement avec la fermeture, moins visible et non moins préoccupante, de nombreuses structures petites et moyennes.

Le « tremblement de l’air » de la pandémie a généré de fortes turbulences (-60 à -70% d’activité) mais à des degrés moindres dans le secteur spatial et la défense (tous deux fortement soutenus par les commandes gouvernementales dans le monde compte tenu de leur dimension géostratégique), les hélicoptères (-15%), les activités cargo (-9%) ou encore l’aviation d’affaires (+15 à 20%). Les start-up et entreprises travaillant dans le domaine de la mobilité aérienne urbaine ont également vu confirmer les investissements et les espoirs placés en elles (+14% de croissance attendue sur la période 2020-2025, incluant la crise).

La résurgence et l’émergence d’enjeux nouveaux

La crise a mis au jour des faiblesses latentes demeurées jusque-là cachées au second plan car compensées par l’essor considérable du secteur. L’illusion d’un marché pérenne (« too big to fail ») n’invitait pas les parties prenantes à des audaces stratégiques ou des ruptures en termes d’innovation, de changement de modèle économique ou de meilleure structuration du tissu industriel.

Les constructeurs se sont appuyés au fil des ans sur des chaines d’équipementiers et de sous-traitance de plus en plus spécialisées et mondialisées. Cet éparpillement des moyens de production à l’échelle mondiale constituait une faiblesse latente pour le secteur. La crise sanitaire a généré des ruptures de production en cascades, bouleversant des cadences de fabrication très sensibles aux problèmes d’approvisionnement. Fragiles avant la crise, les sous-traitants de rang 2 et au-delà, de loin les plus nombreux de la filière, ont été particulièrement exposés, car très spécialisés.

Depuis de nombreuses années, les investissements se sont focalisés sur les moyens de production et des technologies incrémentales délaissant quelque peu l’innovation radicale et de rupture. La crise sanitaire appelle une adaptation rapide au nouveau contexte et remet en cause la stratégie d’innovation prudente privilégiée dans le secteur aérospatial (Dos Santos Paulino, 2014).

Les rues, comme les ciels, devenus vides pendant les périodes de confinement, un peu partout dans le monde ont rappelé à tous l’impact des transports sur le plan environnemental. Cela a ravivé le « Flygskam » (honte de voler), phénomène apparu dès 2018. Faute d’avoir suffisamment pris au sérieux cette tendance de fond, les acteurs de l’aérien ont tardé à réagir pour expliquer les exceptionnels progrès en matière environnementale réalisés par le secteur face aux autres types de transports, ainsi que le poids marginal de l’aérien dans les émissions à effet climatique. Le confinement aidant, des aspects économiques se sont greffés à la préoccupation environnementale, conduisant les entreprises à reconsidérer durablement les voyages d’affaires de leurs salariés, ces derniers étant désormais largement familiarisés avec les visioconférences et le télétravail.

Ainsi, la crise a, au sens chimique du terme, « précipité » des transformations et des prises de conscience latentes.

Un avenir réinventé

Avant la crise, le secteur était déjà soumis à l’influence de nombreuses tendances lourdes mondiales de nature à façonner son avenir : changement climatique, urbanisation, changements démographiques, nouvelles technologies, déplacement du pouvoir économique et connectivité mondiale (Coutu, 2019). La crise sanitaire, à l’instar d’autres secteurs, a joué dans ce contexte un rôle de catalyseur dans l’aéronautique au point de présager un « mobility turn » à même de reconfigurer et renouveler en profondeur les activités liées au transport.

Véritable signal de départ pour l’industrie, de nombreux processus de transformation ont été accélérés sous l’impulsion financière des États. Qu’il s’agisse des aides ou de financements en faveur des nouvelles mobilités, du développement de nouvelles énergies, de l’innovation pour une aviation décarbonée, de la ré-industrialisation stratégique de la sous-traitance et de l’accompagnement vers la digitalisation (industrie 4.0, Internet des objets…). Les efforts consentis de manière territoriale, nationale ou supranationale permettent à l’ensemble des parties prenantes d’orienter leurs activités, et leurs compétences vers les nouveaux défis industriels et économiques du secteur.

La reconfiguration des filières industrielles va conduire les constructeurs aéronautiques à jouer un rôle central en tant que moteurs du changement. Il s’agit bien sûr de revoir l’organisation industrielle avec des consolidations et des préservations de savoir-faire. Par ailleurs, de nouveaux modèles économiques sont à concevoir avec comme fil directeur l’expérience du passager plus que jamais soucieux de sécurité et de problématiques environnementales, arbitrant ses choix selon ses disponibilités en temps et en pouvoir d’achat. Le voyage doit plus que jamais avoir du sens.

Références

Coutu, P., (2019), Global Megatrends and Aviation, ASI Institute.

Dos Santos Paulino, V. (2014), Influence of risk on technology adoption: inertia strategy in the space industry, European Journal of Innovation Management17(1), 41–60.

Malaval, Ph. et Bénaroya, Ch. (2013), Aerospace Marketing Management, Springer.

À propos des auteurs

Dr. Christophe Bénaroya est professeur de marketing à la TBS Business School (Toulouse). En charge du centre d’excellence Aerospace & Mobility de TBS, il a dirigé l’Aerospace MBA ces 5 dernières années. Ses travaux et enseignements portent sur le marketing B2B et l’aérospatial.

Dr. Victor Dos Santos Paulino est professeur associé de stratégie et de management de l’innovation à la TBS Business School (Toulouse). Il est membre du Réseau de Recherche sur l’Innovation et co-directeur de la Chaire SIRIUS. Créée en 2013, la Chaire SIRIUS a pour mission de conduire des recherches en management et en droit appliquées au secteur spatial.

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